Liberdade

Liberdade

Sandra chez Juan

 
La séance est finie. Il m'a demandé 75 euros pour une heure trente cinq de silence. Du moins, de son silence à lui, car moi je parlais. A ce prix-là, il pouvait bien m'écouter, non ? Quatre-vingt dix minutes à tapoter sa montre et à regarder les murs de son cabinet.
Il avait souhaité qu'ils soient blanc cassé, ses murs. Pas blancs, car couleur trop pure, mais blanc cassé, comme étaient cassés tous ces gens qui venaient le voir pour tenter de redonner un sens à leur existence. Comme moi, qui essayais de vivre avec ces quelques kilos en trop...
La première fois que j'ai vu ses murs, j'ai été fascinée par cette couleur en demi-teinte, cette couleur paraissant salie par les vies terrassées de ses patients, ou peut-être, qui sait, lavée des impuretés de ces mêmes vies ?
Il se sentait bien entre ces murs fades, témoins silencieux des drames qui s'y étalaient heure après heure.
La vie ne l'avait pas épargné non plus. Pourtant, il avait croisé l'amour un jour. Il l'avait rencontré dans les yeux bleus d'une amie de sa soeur. Il s'en souvenait comme si c'était hier. Murielle revenait sans cesse à son esprit. Aujourd'hui encore, dix ans après, il ne parvenait pas à oublier les couleurs de l'arc-en-ciel dont elle avait orné sa vie et qu'elle orna encore longtemps après ce matin atroce où la voiture dérapa. Lors de l'accident, il sombra dans le coma et ne devait plus jamais revoir Murielle vivante.
Sorti de l'hôpital, il fut pris en charge par un thérapeute qui tenta, en vain, de lui faire croire à nouveau en la vie. La thérapie l'aida... à aider les autres. Pour lui, c'était trop tard.
Il revint soudain au présent et me regarda avec ce regard absent qui lui était propre. Je lui tendis la main pour lui dire au revoir, ma séance était finie, j'allais partir. Je sentais pourtant qu'il ne voulait pas me lâcher, qu'il m'agrippait comme on s'agrippe à une bouée, comme une ultime alternative au ... pourquoi pas, au peut-être...
Il s'assit et, doucement, par une pression de main presque imperceptible, me fit asseoir face à lui. Il regardait à présent les murs et son teint livide semblait être le reflet de leurs couleurs blanc cassé. Il commença à m'expliquer pourquoi il avait choisi cette teinte.
Il m'expliqua pourquoi, parfois, la vie dérape, et que même en changeant de trottoir, il n'y a aucune main à laquelle se raccrocher.
Blanc cassé. Cette couleur, c'était la représentation de sa vie, cassée un matin d'hiver. C'étaient ses rêves, ses projets, son avenir engloutis, anéantis, brisés, éparpillés dans la fumée de l'incendie lorsque la voiture tomba dans le ravin.
Cette couleur, c'était le corps de Murielle, que personne n'avait pu reconstruire.
C'était son coeur qui n'en cessait pas de battre et qu'il aurait tellement voulu arrêter. Son chien avait survécu à l'accident, fidèle compagnon des premières heures. Dali était vieux maintenant, il allait surement aussi bientôt le quitter, mais pour le moment il était là, toujours présent, toujours à ses côtés.
C'est le père de Murielle qui l'avait incité à reprendre ses études, ce flic à la retraite à qui il devait tant. Il avait accepté, comme ça, sans raison, sans passion.
Aujourd'hui, il soignait de pauvres âmes en perdition, il en guérissait même quelques unes parfois. Il était connu, reconnu. Son livre "Vaincre la vie pour rester en vie" avait battu tous les records de vente. J'étais venue chez lui justement parce que j'avais lu ce livre émouvant et captivant, un livre qui donnait la force d'aller de l'avant et, depuis ma dépression, je sentais bien que j'avais besoin d'aide pour avancer. C'est comme ça qu'un jour, j'ai entrepris de commencer une thérapie.
Aujourd'hui, il avait payé sa dette envers lui-même. Il ne se sentait plus responsable de la mort de Murielle, il se sentait juste responsable de sa mémoire.
J'étais confuse, ne sachant trop quoi dire ou faire. Il se leva, s'excusa, me prit dans ses bras et, doucement, me dit à l'oreille : demain, je fais repeindre ces murs en blanc. Blanc comme l'espoir que tous mes patient ont, en franchissant cette porte. Blanc comme l'avenir qui n'est jamais perdu d'avance. Blanc comme la pureté et l'innocence, comme cette écoute que tu viens d'être pour moi. Blanc comme la vie qu'elle aimait tant...
Quelques jours plus tard, je découvris dans la rubrique people d'un grand magasine la photo du "Docteur Juan Cortes devant la tombe de sa défunte épouse, disparue le 10 mars 1997 suite à un tragique accident de la route". L'image le montrait, souriant, une gerbe de robes blanches à la main...
Je compris alors pourquoi il avait décidé d'aider les autres. Ce moment passé avec lui, ce moment où il s'était confié à moi et où je me suis sentie comme investie d'une mission, ce moment magique m'avait davantage aidé à m'apprécier que toutes les heures de thérapie que j'avais fait dans ma vie. Oui, je venais de comprendre qu'aider les autres pouvait nous rendre heureux et nous faire balancer dans une dimension spirituelle qui nous apporte le bien-être que j'avais si souvent cherché.


19/03/2007
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 4 autres membres