Liberdade

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Mes frères

Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de logis sombre, qui sentait la saumure et la mer. Le clan des 5 comme j’aimais à les appeler. Autrefois, c’était le clan des 6. Yvan et Bruno mes frères, et leurs amis, Sylvestre, Jérôme, Sébastien et Stéphane. Ils se connaissaient depuis toujours. Je les connaissais depuis toujours. Dans notre ghetto du fin fond de la vieille cité de Marseille, on avait grandi entre misère et révolte. Et moi, la petite sœur, j’idolâtrais ces "frères" qui rêvaient de quitter ce quartier morbide pour réussir leur vie, comme ils disaient. Et ils reviendraient ensuite me chercher, croix de bois croix de fer si on ment on va en enfer.
Ils s’engagèrent tous les six dans la légion étrangère. Ils avaient 18 ans. L’âge de tous les défis, l’âge de tous les courages, l’âge de toutes les conneries aussi. Oh, ça n’a pas été bien difficile d’y entrer, ils avaient tous fait de la prison, donc c’étaient des mecs durs, solides. Sauf Jérôme. Lui, c’était un poète, un errant, un rêveur. Mais il était leur frère de sang, alors il faisait partie de la famille. Un pour tous, tous pour un. Leur première mission, la guerre du Golfe, ils la prirent comme une récompense à leur jeunesse de délinquants. Finalement, c’est grâce à leur passé qu’ils avaient pu entrer dans ce système.
Ils en revinrent tous. Blessés et meurtris dans leur âme, mais indemnes dans leur corps. Songeant sans cesse à tous leurs camarades mutilés ou morts au front. J’étais là pour éponger leurs larmes et leur tristesse. J’étais à leur écoute, à l’écoute des atrocités d’une guerre où de jeunes innocents perdent leur âme et parfois leur vie, sans même savoir pourquoi, alors que leurs dirigeants discutent des stratégies à suivre, enivrés de champagne autour d’une table qui aurait nourris toutes leurs troupes pendant des jours et des jours.
Dans le porte-avion qui les ramenait chez eux, ont-ils ressenti au fond de leurs tripes l’injustice flagrante de toutes ces morts innocentes ? ont-ils ressenti dans leur chair les larmes et la douleur de toutes ces familles décimées, crucifiées, lynchées, violées ? oui, sûrement. D’après leurs dires, leurs ressentis, j’ai réalisé que mes grands « frères » n’étaient plus ceux qui étaient partis, ils n’étaient plus les mêmes, si fiers d’arborer l’écusson de la légion étrangère !!!
Après quelques mois pendant lesquels chacun d’entre eux essaya de surmonter ce passé si récent, ils décidèrent, ensemble encore, de s’engager dans la marine. Croyaient-ils que la vie y était moins dure ? que les souvenirs qu’ils en garderaient seraient plus gérables, moins pénibles ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que, soudain, ils avaient décidé de changer le monde, ou peut-être seulement de contribuer un tant soit peu à l’améliorer. Avec leurs modestes moyens, leurs modestes présences, leurs modestes âmes.
Ils partirent tous à nouveau pendant trois longues années. Années pendant lesquelles je recevais des lettres chaque jour, de l’un ou de l’autre. Vivant ainsi à distance leur lutte perpétuelle pour un monde qu’ils avaient schématisé.
Au fur et à mesure que le temps passait, les lettres de Jérôme se faisaient de plus en plus tendres. Je sus ainsi que ce qui le faisait tenir, c’était une photo de moi que mon frère Bruno lui avait donné lorsqu’il avait compris qu’il m’aimait. Et moi, peu à peu, j’avais rempli mon cœur de tout ce qu’il m’écrivait, de ses mots d’amour qui me bouleversaient, de ses angoisses qu’il me faisait partager. Il devenait jour après jour ma raison de vivre, tout comme j’étais déjà la sienne depuis si longtemps.
Parfois une photo me parvenait. J’avais du mal à distinguer derrière ces muscles et ces carrures impressionnantes les six jeunes garçons qui autrefois me faisaient jouer à la marelle, insouciants et gais, ignorants d’un futur qui allait les projeter dans l’horreur.
Au bout de trois ans, cinq seulement sont revenus. Sylvestre est resté là-bas, succombant à une épidémie mortelle, m’ont-ils dit. Ont-ils voulu m’épargner ? me protéger ? je ne sais pas, mais j’ai toujours eu l’impression qu’ils m’avaient menti sur les raisons de sa mort.
Lorsqu’ils sont revenus, je sus immédiatement que ces trois années leur avaient à jamais enlevé cette illusion qu’on garde toujours au fond de soi de croire que le plus beau reste à venir.
Ils ont ouvert un bar sur le port du vieux Marseille. Un bar à pêcheurs, aux relents écoeurants de saumure pourri. Et tous les jours, je les retrouvais accoudés, en train de se noyer dans l’alcool comme pour se laver de souvenirs trop douloureux. Ce bar servait de logis à tous les pêcheurs de Marseille et d’ailleurs, pour la plupart revenus du front comme eux, et portant dans le regard ce je ne sais quoi de hagard et de résignation qui avait mutilé leurs existences.
Jérôme, en se réfugiant dans son monde d’écriture, de poésie, semblait malgré tout, croire encore en la vie. Et puis, il m’avait moi, et avec tout l’amour dont j’étais capable, j’avais réussi à lui redonner, sinon le goût, du moins l’espoir de croire en l’avenir.
Il voulait m’épouser et voulu tout organiser. Il voulait s’occuper du lieu, de la salle, de la musique, du buffet, des invitations. Surtout les invitations. Il voulait que tous ses amis soient réunis, sa famille, tous les gens qu’il aimait. Tous ceux qui s’étaient retrouvés il y a si longtemps à sa fête d’anniversaire lorsque sa mère lui en avait fait la surprise pour ses 18 ans. Il en avait été tellement troublé qu’il voulait absolument relancer toutes les mêmes invitations. Je le laissais faire, émue du bonheur qu’il y mettait. Et à ses noces, à nos noces, ils y étaient tous, ceux conviés jadis. Tous, excepté Sylvestre, qui, lui, s’en était allé dormir dans des jardins enchantés, - très loin, de l’autre côté de la Terre…
 


07/02/2007
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