Liberdade

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Le départ

« Nita, tu peux venir quelques instants ? On aimerait te parler, ta mère et moi ».

Je suis dehors. Il fait beau en ce matin de mars. La veille au soir, il a plu, laissant dans l'atmosphère une odeur d'eucalyptus que seuls ceux qui vivent auprès de ces merveilleux arbres peuvent connaître et sentir. Aujourd'hui, le soleil brille. Je joue avec mes cousins. On joue à ramasser des pierres. A qui trouvera la plus grosse pierre. On rit, on court, on se pousse. Les eucalyptus nous cachent, nous protègent, nous embaument. Les chiens nous suivent, tout contents. Ils courent derrière nous, aboyant, fouinant sur le sol pour nous imiter. Ils sont heureux. On est heureux.

 

« J'arrive papa », dis-je d'une voix insouciante, continuant à chercher LA pierre, tout en longeant le mur de ma maison. Elle est belle ma maison, toute blanche, toute grande. Tous les ans, on doit la chauler, c'est normal dans les pays du sud. Alors, elle est toujours blanche ma maison, étincelante, propre. Avec cet énorme eucalyptus qui lui donne l'ombre nécessaire pour nous rafraîchir les soirs d'été. Je passe la porte ouverte. Les portes sont toujours ouvertes au village. C'est comme ça, c'est gai, c'est notre manière de vivre.

 

J'entre dans la pièce. L'odeur d'eucalyptus a disparu. Ici ne vient plus m'envahir que l'odeur du chagrin, de la tristesse, une odeur âcre qui pique aux yeux et à la gorge. Une odeur chaude non encore tiédie. Papa et maman sont debout. Maman est en retrait. Maman est toujours en retrait. Ils ont un air sérieux. Tellement sérieux. Que se passe-t-il ? Derrière eux, mes oncles et mes tantes. Tous aussi avec cet air sérieux. J'oublie LA pierre, soudain. J'oublie les senteurs de l'eucalyptus. J'oublie mes cousins qui rient dehors. J'oublie leurs bonbons mentholés, qu'ils sucent à s'en déboîter la bouche. Mon insouciance s'évapore en quelques instants. Mon sourire se fige tout à coup. La voix de mon père est grave. Un silence que je trouve horriblement bruyant la rend plus grave encore.

 

« Ta mère, ton frère et moi allons partir. Loin d'ici. Très loin. Papa a trouvé du travail dans un autre pays. Nous partons samedi. Tu as le choix de venir avec nous ou de rester ici avec tes tantes ».

 

Samedi, samedi, … il me reste 4 jours pour trouver LA pierre. Je vais la trouver. C'est moi qui vais gagner cette fois-ci. Promis. Vous allez voir, vous, les garçons, ce sera moi la gagnante.

 

J'ai rien compris. Les mots que papa vient de prononcer m'ont traversé le cerveau sans y pénétrer. J'entends les cris de mes cousins. Pourquoi ils ne se taisent pas. Qu'ils arrêtent de rire, ils m'embètent. Non, ils ne m'embètent pas, je veux aller les retrouver. Continuer à chercher la pierre. Continuer à courir à travers mes arbres chéris, ces arbres qui sont mon parfum, ma vitalité. Il m'ennuie papa avec ses histoires mêmes pas drôles.

 

Un vertige me saisit. Je ne comprends pas. Cette réalité-là n'est pas la mienne. Mon esprit n'a pas capté le message. Ca doit être une blague. Ils veulent me faire une blague, c'est ça, juste rigoler un bon coup.

Je les regarde l'un après l'autre. Ils ont encore cet air sérieux.

 

« Mais arrêtez donc de me regarder ainsi ». Je cherche maman. Mais maman pleure doucement. Ses suffoquements m'étourdissent. Elle pleure sans dire un mot. Les yeux baissés.

 

J'entends le ronflement de grand-mère qui dort dans la pièce voisine. Grand-mère, elle a le ronflement le plus tonique du village. Pour trouver mama Nita, suivez la sérénade. C'est le fou rire garanti des soirées d'hivers, le ronflement de grand-mère. C'est gai les soirées d'hiver au village. On est tous dehors, assis sur nos petits tabourets ou à même le sol, avec sur nos genoux les grands bols de lait chauds emplis de miel. On adore ça le miel. Pas n'importe quel miel.  Fait maison s'il vous plait. Les vieux racontent leurs souvenirs 1000 fois déjà racontés. On connaît toute leur vie par cœur à force, mais on rigole à chaque fois. Et puis, ils se mettent à chanter les vieux, tous ensemble, et leur chant envahit le village. C'est fou comme ils chantent bien, comme leur voix à l'unisson est harmonieuse.

 

Quelque chose se brise en moi, je ne sais pas trop quoi. C'est comme un coup de poingt en plein ventre. Je le sens. Je me serre dans mes bras, je veux me dorloter, me protéger. Je m'enfonce les ongles dans la peau. Très fort. Pour tenir debout. Pour me faire mal. Pour réaliser que ce moment est bien réel. Les yeux bien ouverts sur cette douleur qui me poignarde et m'hypnotise à la fois, je continue à les regarder. Tous. Les dévisageant un à un, m'attardant finalement sur mon père.

 

"Tu me demandes de choisir de vous quitter ou de vous accompagner. Pourquoi papa ? Pourquoi tu me fais ça ? Tu sais bien que je ne veux pas rester loin de vous, alors papa, pourquoi cette question si brutale, si indécente, si violente ?"

 

Je ne dis plus rien. Aucun mot n'exprimerait assez bien cette souffrance intérieure. On m'arrache mon enfance, mon insouciance. Là, en direct. Prime time de l'intolérable. J'ai 13 ans.

 

« Pourquoi cette question papa ? tu veux te séparer de moi ?

Et toi maman, tu dis rien ? tu veux aussi que je reste ici ?

Pourquoi Chico est auprès de vous ? il a aussi eu le choix lui ? »

 

Je pleure. Mon cœur pleure. Mon corps pleure. Je ne plus qu'une petite chose pleine de larmes recroquevillée dans sa douleur.

 

Ils s'approchent de moi. Papa, maman, Chico. Ils me prennent dans leur bras. Leurs larmes coulent sur mes joues, se mêlant aux miennes. Je les regarde et je souris. Ils m'aiment. On va partir ensemble. Tous les quatre.

 

On était Chico et Nita au village. On courrait dans les rues, on respirait l'odeur du chocolat chaud, du lait chaud, à l'abri des eucalyptus qui nous protégeaient du soleil. Ici, on est devenu Manuel et Carolina. On ne parle pas encore la langue. On connaît encore personne. Ici, les chiens, ils courrent pas dans les rues, ils sont en laisse, pas en liberté. Ils ont l'air tristes. Ici, les arbres, ils ont pas d'odeur. Ici, toutes les portes sont fermées. Avec de gros rideaux qui cachent l'intérieur de la maison. Et puis, elles sont pas blanches les maisons. Elles sont tristes. Comme les chiens. Mais on est ensemble papa, maman, Chico et moi. On est ensemble pour toujours.

 



15/01/2007
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